HISTOIRE DE LA LAIDEUR – Umberto Ecco
ART SUD N° 60
1er trimestre 2008
Umberto Eco nous entraîne dans un voyage au long cours, un périple intemporel sur le territoire de la laideur.
Il a pris soin de se munir des textes les plus significatifs, des représentations artistiques les plus variées, des théories philosophiques et religieuses les plus pertinentes, des iconographies les plus incroyables et, en bon maître de cérémonie, après s’être acquitté de la parfaite ordonnance de cette multitude de bagages, nous commente ce périple hallucinant (le mot est faible) avec cette rigueur et ce souci du détail qui sont sa marque de fabrique.
Des centaines de reproductions de grande qualité, des dizaines de textes, poèmes, fables, commentaires, témoignages… illustrent et viennent donner à son travail une force et une beauté rarement atteinte dans un livre d’Histoire. Car au travers de cette histoire de la laideur, l’auteur s’est livré à une véritable mise en ordre chronologique culturelle de cette thématique : poésie, philosophie, religion, littérature, peinture, sculpture, politique, cinéma, musique…. avec, toujours l’omniprésence de l’art qui colle à la laideur, allant souvent jusqu’à la sublimer, faisant et défaisant, au grès des évolution des moeurs et des croyances, l’image même que les hommes en ont.
Ceux qui ont déjà accompagné Umbert Eco dans sa précédente expédition au pays de la beauté (Histoire de la Beauté – 60.000 exemplaires vendus) et qui pensaient avoir vécu une évasion en forme de rêve, où le talent du divin Piémontais les avait entraînés, vont pouvoir cette fois explorer un territoire où ombre et lumière se fondent souvent pour ressembler à l’euphorie craintive que procure les légendes et les visions de cauchemar, alimenté par un imaginaire empreint de peurs religieuses et païennes. Pour ceux qui seraient un peu « effrayé » par cet élan de lyrisme, il est bon de préciser que ce voyage est ô combien plus passionnant (si, si, c’est possible) et que la beauté,qu’ils soient entièrement rassurés, n’est jamais bien loin. Mais, si cette dernière, de tous temps, a été définie par les artistes ou les philosophes, au grès des canons esthétiques, la laideur n’a jamais vraiment eu droit à une véritable histoire, ce qui est paradoxale, car bien qu’indissociable de la beauté, elle n’en demeure pas moins un terrain plus propice aux interprétations de toutes sortes, tant elle est à la fois inssaisissable et solidement ancrée dans notre quotidien et nos bestiaires les plus intimes. Et puis, c’est l’interrogation principale de ce livre : qu’est ce qui est beau ? Qu’est-ce qui est laid ? La frontière est si ténue qui sépare ces deux univers.
Dans le monde classique, les Grecs ont posé les bases du « beau » avec la représentation de Dieux idéalisés aux corps parfaits, mais qui, pourtant, ont ensanglanté la mythologie d’actes atroces. Au Moyen-âge, la religion Chrétienne redistribue les cartes et désigne comme laid ce qui est consacré au mal et Satan devient l’icone incontournable de la laideur, alors que la représentation du Christ en Croix, comble de la sauvagerie, devient belle pour les fidèles qui ressentent de la compassion pour un être auquel ils s’identifient. La renaissance soutient la prévalence de l’humain sur le divin, l’obscène et la laideur ont droit de citer. Les poètes font l’éloge de la bègue, de la naine, de la vieille en opposition à la tradition médiévale dévolue à la beauté sereine. Puis vienne des temps ou les « artistes introduisent la prise en compte compassionnelle de la laideur… » Ce ne sont là que de microscopiques et imparfaites bribes de quelques étapes de ce voyage, car il serait vain de résumer en quelques lignes une oeuvre d’une telle richesse. La laideur, où du moins sa définition, est comme un océan insondable en perpétuel mouvement qui laisse affleurer, à la surface trouble de son chant, les images, les souffrances et les orgasmes que l’air du temps insuffle à sa houle.
Des monstres de Notre Dame, au Christ lacéré de Mel Gibson, de la Tentation de St Antoine de Parentino à celle de Dali, des planches anthropologiques de Lombrosso au bandes dessinés pulp, du Frankeistein de Karloff à l’inénarrable Marilyn Manson, la laideur nous fascine, nous effraie ou nous fait rire… Peut-être parce que cela nous permet d’oublier que la seule et véritable laideur est celle que certains hommes portent en eux… Leurs portraits, pour certains, sont dans ce livre, car si de tous temps les humains ont pu inventer des monstres hideux, des promesses d’apocalypses… la réalité, avec son cortège interminable de génocides sera toujours pire que tous ce qu’ils pourront imaginer.
Jean-Claude Di Ruocco
456 pages – Flammarion – 39,90 euros