Extrait de Frontières
2004 – Photos Art-Sud – Editions Transbordeurs – ISBN : 2-84957-013-3
Tu rêvais mon ami d’une société meilleure qu’il faudrait réinventer,
comme nous tous ici, enivrés de candeur face au souffle de la liberté.
Tu avais sur les lèvres la colère de tes vingt ans, la pure rébellion,
sans savoir qu’elle se lève et s’abreuve du sang de ceux qui crient son nom.
Tu traînais toutes les nuits dans les bars d’étudiants, loin des cercles Mao,
avec des gars du Parti qui devenaient violents emportés par leurs mots.
Tu avais la carte, tu vendais le journal, tu faisais même le coup de poing,
alors qu’à la hâte, dans l’arrière salle, vos chefs partageaient le butin.
Pour tous du pain, pour chacun l’égalité, le rêve était vraiment grandiose
et ces discours qui poussaient, transformaient en fortins vos HLM moroses.
Dans les manifs tu brandissais, éperdu, l’étendard sanglant des ouvriers qui crèvent,
le visage du Che, symbole du refus, flottait au vent tel un inaccessible rêve.
Tout s’est écroulé en un instant, révélant au grand jour l’immense trahison.
Tu l’avais toujours su, sans y croire vraiment, sans oser poser de questions…
Les jeunes ne suivaient plus, école pourrie, médias asservis, le fric posait son théorème.
Vos dirigeants vaincus devenaient des ministres soumis et vendaient votre peine.
Le soir tu rentrais avec tes frères fourbus et, sur les murs barrant l’horizon,
le pouvoir vous offrait des nymphes demi-nues nageant dans le bleu des lagons.
La fumée des usines étouffait votre cri, la peur du chômage achevait vos révoltes,
vos patrons, ivres de mépris, ramassaient le pognon et vous montraient la porte.
Tes frères de combat, bardés de diplômes, sont partis pour remplir leurs écuelles.
Tu en vois deux ou trois, qui ne sont plus en somme que des pantins télévisuels.
D’autre se la jouent intellos de service, éditant des pavés d’abjecte suffisance,
vomissant le peuple et ses vices, déifiant le progrès qui magouille en silence.
Tu rêvais mon ami ? Mais dis, de quoi rêvais-tu vraiment… à quelle chimère ?
Tu as oublié que la vie est un combat perdu, un instant, une illusion éphémère.
Tu aurais voulu montrer la voie, devant les micros parler de révolution !
Mais ta véritable place ici bas, au sortir du boulot, est avec les moutons.
Jean-Claude Di Ruocco