ARTICLE ECRIT EN HOMMAGE A AHMED SHAH MASSOUD
13 Janvier 2004
L’aube renaît au chant d’un jour d’ocre et de magenta. De ma fenêtre, je vois le Chenal de Caronte. Le paysage est tout emperlé de larmes. Elles dessinent des sillons qui ondulent sur la buée collée aux carreaux. Par un de ces étranges sentiments de culpabilité qui, fugaces, viennent parfois tracer leurs arabesques dans la conscience d’homme, comme moi, voué au quotidien d’une existence répétitive, je pense soudain à Ahmed Shah Massoud.
Souvent, le regard tourné vers les montagnes de son Panshir natal, a-t-il dû, le visage illuminé par son sourire énigmatique, mesurer toute la vanité du monde occidental, sourd à ses appels. Peut-être que cela ne l’a pas blessé si profondément… Il était bien trop intelligent pour placer toute son espérance en des gouvernements composés d’hommes trop soucieux de ménager leurs intérêts électoraux, au point de devenir les principaux responsables de la “tribalisation” de notre société. Paradoxalement, c’est presque un hommage que lui ont rendu ces derniers en ne tenant pas compte de ses avertissements devant la montée de tous les extrémismes. Pour Ahmed Shah Massoud, l’amour de sa patrie, de son peuple, de l’Art sous toutes ses formes d’expressions, l’éducation et la tolérance, devaient, une fois la paix rétablie, devenir le pont entre toutes les composantes du peuple Afgan. Il n’avait rien en commun avec ces politiques, Marionnettes télévisuels, à la solde des multinationales devenues à jamais les rouleaux compresseurs qui laminent la liberté.
Poète ultime d’un rêve inaccessible, son sacrifice à jamais marqué au fronton, par trop sanglant de l’histoire humaine, rétablira la balance, espérons-le, lorsque les générations futures auront à juger ce que nous leur aurons légué. Evidemment, au-dessus de lui plane l’ombre du héros romantique, l’idéaliste, fidèle à jamais au communisme, Ernesto Che Guevara, icône sur nos adolescences, pour qui nous aurons toujours les yeux de Chimène…
Je n’ai pas encore rallumé le feu, j’aime le baiser glacial de janvier sur le grand jardin froid. Son haleine, au petit jour, enrobe toute chose d’un givre aux allures de sucre glacé qui couvre le gâteau craquant de la terre apaisée. Je passe une main hésitante sur la vitre. Le baiser humide contre ma peau révèle tous ces visages d’hommes dont je n’ai fait qu’effleurer la dimension quasi mythique. Mahatma Ghandi est l’un d’eux, “inventeur” de la doctrine de la non-violence, avec sa “marche à la mer” premier coup de semonce face à un empire britannique qui sans le savoir vacillait déjà sur le socle de ses certitudes surannées. Son disciple, le pasteur Martin Luther King et son ”rêve“, véritable hymne à l’intégration raciale, celui que chacun d’entre nous devrait faire sien. Celui que Nelson Mandela au sein du Congrès National Africain dans un premier temps, puis en prison, mettra vint sept ans à concrétiser.
Sur les étagères qui m’entourent, les livres semblent se serrer plus fortement les uns contre les autres. Le bois à la patine ternie grince une plainte légère de craquements furtifs à la face du temps immobile. J’ai la tête pleine de noms, de visages en noir et blanc imprimés à jamais sur le journal sans fin d’une existence transparente… Frederico, dans Grenade en larmes, dont le sang en gerbe vermeille crache à jamais son mépris à la face hideuse du fascisme. Jaures, au grand soleil de ce juillet 1914, victime du nationalisme le plus abject, qui paya de sa vie son amour du pacifisme. Chavez, héros truculent, magnifiquement humain, comme un aiguillon planté dans le flanc graisseux de l’Amérique des prédateurs cyniques, carnassiers de la finance qui bâtissent leurs empires sur un monceau de cadavres.
J’arrête la liste, elle est si longue, si magnifique, toute empreinte de courage, de sacrifices, de souffrances… et puis comment les citer tous, artistes, guerriers, poètes, chercheurs, artisans, ouvriers… la source de leurs noms est intarrissable et elle abreuve à jamais, tous ceux qui, épris de justice et de liberté, ont choisi de nager à contre courant du conformisme et de la soumission pour rendre à l’humanité toute sa dignité.
Sur les tranches des livres, dans le lacis des craquelures striant les jaquettes élimées, mes amis de toujours semblent m’implorer de me saisir de l’un de leurs ouvrages, afin de les ressusciter une fois de plus… A travers mon regard, rendre à leurs univers toute sa consistance, être l’interprète consentant de leurs amours, de leurs combats, de leurs désespoirs… aimer avec eux, lutter avec eux, vaincre avec eux, mourir qui sait… puis refermer l’histoire en toute impunité et reprendre le cour de la solitude là où je l’avais laissé.
Bien-sûr, je ne suis qu’un passager du quotidien. J’ai bien appris, sans jamais vraiment participer à quelques luttes que ce soit. Je suis, en quelque sorte, un “rebelle apprivoisé”. Tout à l’heure je partirai au “chagrin”, comme nimbé de quiétude, conscient de l’héritage faramineux que nous lèguent ces hommes et ces femmes qui ont résisté et résistent encore face au cynisme des puissants qui nous méprisent.
Je suis un homme seul, presque un poète… Hier j’ai tout de même éteint ma télé devant ces enfants abrutis de pubs et de paillettes, qui rêvent de devenir des stars et ne sont, en fait, que les servants du pouvoir en place pour qui l’abrutissement des masses a toujours été l’arme absolue face à la révolte… Alors, qui sait, peut-être y a t’il encore un espoir pour moi ?
L’ordinateur, symbole dérisoire d’un monde hystérique, me renvoie le reflet déformé de mes vingt ans, dissout au vent léger des semailles oubliées, dont les copeaux collent à jamais à mes semelles. Le fantôme fourbu, dont transparait la silhouette sur l’écran noir, semble me réciter ces vers qu’Aragon adressait à Carco :
“Dis, qu’a tu fais des jours enfuis,
de ta jeunesse et de toi même,
de tes mains pleines de poèmes
qui tremblaient au bout de la nuit ?”
Jean-Claude Di Ruocco